« Un velouté d’écrevisses un sauté de veau sauce cherokee et un gumbo. »« C'est parti. »

Annie ou Anna, de son nom de baptême Anniston Evangeline DeSautel, sourit et retourna à ses fourneaux après avoir raccroché la note de la commande. Une odeur de viande, de poisson, de légumes et fruits, de feu en action, de passion embaumait la cuisine du restaurant Spring Good où elle avait été engagée quelques semaines plus tôt. Spring Garden, Alabama, loin de sa Louisiane natale, de sa ville croissant qu’elle chérissait plus que tout au monde. Chaque jour Nola lui manquait, mais chaque jour, Anna se répétait que c’était la meilleure solution...

Chapitre 1 ; La famille DeSautel.
Ses parents Andrew et Joan, respectivement militaire et femme au foyer, accueillirent leur premier enfant Anniston en 1981 après quelques années d’essais et d’échec. Puis arriva une petite sœur, Claire. Déjà une différence entre les deux enfants se marquait. Andrew avait choisi le prénom de sa première fille en l’honneur d’un compagnon de son régiment, décédé dans ses bras, bien entendu Joan, conservatrice, républicaine et patriotique avait trouvé ça beaucoup trop fantasque et avait insisté pour prénommer leur second enfant et surtout ne pas sortir trop des limites de ses principes. Claire, prénom beaucoup plus classique, et plus tard, des années après, elle était devenue la fille parfaite, la femme parfaite. Anna avait toujours été très indépendante et d'un naturel très maternel avec sa petite sœur malgré leurs différences de caractère. Son envie d'enfant est apparue très vite dans son adolescence, elle était fascinée par les femmes enceintes qu'elle croisait dans la rue, elle enviait leur sourire et leur regard. Elle espérait que ça lui arrive un jour. Seulement, elle avait dû se faire une raison... ça n'arriverait pas tout de suite, surtout pour une fille comme elle, des rêves plein la tête. Anna rêvait d'ouvrir son propre restaurant. Très jeune, elle commençait déjà à monopoliser la cuisine au grand désespoir de sa mère. Son père, fier, adorait lire son journal dans la cuisine posant des regards attendris sur sa cuisinière en herbe. Enfin... jusqu’à ce qu’un jour, il ne reste plus que le journal posé sur la table. Andrew DeSautel n’était jamais revenu de sa mission au Moyen Orient.

Chapitre 2 ; Antoine Webber.
La cuisine c’était tout ce qui lui restait après la mort de son père. Anniston et sa mère passaient plus de temps à s’engueuler qu’à discuter et Claire jouait la discrétion et la perfection. Tout ce que l’aînée ne faisait pas... Après avoir obtenu son diplôme du lycée, Anniston entra à la New Orleans Culinary Institute. Elle fut enseignée par les plus grands de la gastronomie. Elle participa à des voyages d'échanges culinaires en France, en Italie, en Espagne durant quelques étés pour parfaire son expérience. Cinq ans d’études, un diplôme en poche, un de ses enseignants aussi propriétaire et chef dans un restaurant réputé de la Nouvelle Orléans lui proposa un stage à ses côtés. Antoine Webber et sa peau couleur ébène, son accent du Sud et l’odeur des épices sur ses vêtements, il parlait de la cuisine comme d’une religion. Son talent est remarqué par le chef Antoine et il l'aide, la soutient, lui apprend les choses qu'elle ne sait pas encore. Il fut pour elle son mentor, son ami, son second père.  Anniston avait trouvé sa vocation et ne désirait qu’une chose rendre fière son défunt père et celui qui prenait soin d’elle aujourd’hui. Elle gravissait les échelons un par un au restaurant, Chez Antoine. Antoine Webber n'avait pas d'enfants, pas de famille. Joan jalousait cette complicité ce qui créait toujours plus de tensions entre elle et sa mère. Mais Anna ne prêtait plus attention à tout ça, s’éloignant peu à peu de sa famille. La cuisine était son échappatoire... mais pas seulement...

Chapitre 3 ; David Lambreaux.
Il y avait David Lambreaux... Leur regard s’était croisé dans les escaliers qui menaient à leur appartement David venait d’emménager alors qu’il commençait ses études de médecine à Tulane. Il avait failli assommer Anna avec l’un de ses cartons, ils avaient échangé quelques mots. Puis tout avait commencé. Elle cuisinait pour lui ; ils révisaient leurs examens théoriques ensemble, flânaient dans le Vieux Carré. Chaque jour un peu plus, elle en tombait amoureuse. Avec lui, elle se sentait elle-même, plus légère... Anna n’était plus la fille de Joan DeSautel, famille aisée ; avec lui elle ne se sentait plus comme le vilain petit canard de la famille. Après trois ans ensemble, David lui demanda sa main. Elle n’avait que vingt trois ans mais la vie lui souriait et annonçait un avenir heureux. Elle s’imaginait déjà propriétaire de son restaurant, mariée, mère... Anniston rêvait de réussite. Mais la vie, oui la vie, - et elle l’apprendra à ses dépends- réserve toujours son lot de surprises.

Chapitre 4 ; Katrina.
Katrina apporta ce lot de surprises. De l’eau, du vent, la panique. David et elle étaient dans leur appartement quand l’alerte d’évacuation fut lancée. Mais Anna avait des choses importantes à récupérer au restaurant et elle était persuadée d’y trouver Antoine, qui têtu comme une mule déciderait de rester ici. David lui avait demandé de la rejoindre le plus vite possible à la sortie de la ville, qu’il l’attendrait. Anniston avait promis. Mais dans le chaos, sous le ciel sombre et la terreur qui prenaient place, Anna n’arriva jamais au point de rendez-vous. Elle essaya pendant des jours, des semaines d’appeler sur le téléphone de David. Elle n’obtint aucune réponse. Rien. Quand l’ouragan passa, Anna ne s’attendait certainement pas à ce que sa vie change complètement et pourtant...

Chapitre 5 ; Chez DeSautel.
Après le passage de l’ouragan Katrina, Anniston retrouva Chef Antoine. Il était inconcevable autant pour lui que pour elle de laisser le restaurant trop longtemps dans la ville désertique. Deux mois seulement après l’ouragan, ils nettoyaient les dégâts causés par les éléments. Antoine était bien malade et fatigué, mais l’un et l’autre se soutenaient... Anna n’avait plus que lui. Claire et Joan s’étaient installées chez de la famille, et David était toujours porté disparu... Deux mois, c’était le temps que les autorités avaient mis pour retrouver la voiture de David et son corps. Deux mil cinq était l’année de toutes les épreuves, Anniston doutait de tout ; c’était bien trop d’épreuves et de douleurs pour une jeune femme de vingt quatre ans, mais elle devait retrouver le courage de continuer. La maladie d’Antoine empirait de jour en jour et il finit par lui annoncer qu'il abandonnait le restaurant, mais qu'il lui faisait confiance et qu'elle réussirait son rêve. Anna n’en était plus aussi certaine. Comment pouvait-elle réussir sans ses trois piliers : son mentor, son fiancé, sa cuisine ? Cinq mois après Katrina, Antoine Webber décéda, laissant une plaie béante dans le cœur de la jeune femme comme son père en avait laissé une des années plutôt. Alors qu’elle allait fermer le restaurant après l’enterrement du Chef Antoine, un notaire lui annonça qu'elle héritait du restaurant. Sans héritier, Antoine lui avait cédé son bébé qui devenait maintenant le sien. Il lui fallu plus d'un an avant de remettre le restaurant sur pied et de trouver une bonne équipe. Quelques années de dur labeur, mais elle était décidée à se battre et à faire revivre le restaurant nouvellement baptisé à son nom : Chez DeSautel. Il fallut du temps avant que le restaurant ne retrouve sa place dans la société mais Anniston avait pu utiliser l’héritage de son père et ses économies pour rendre l’affaire fructueuse. Elle ne voyait plus beaucoup sa sœur, qui s’était mariée pendant ses études, autant dire trop jeune et qui tenait maintenant sa maison à Bâton Rouge comme l’avait fait Joan DeSautel. Cette dernière était revenue vivre à la Nouvelle-Orléans et même si elle venait manger avec ses différentes amies une fois par semaine dans le restaurant de sa fille, elle ne semblait pas la soutenir outre mesure.

Chapitre 6 ; James Davenport.
Ce fut un jour où Joan était venue manger et où comme à son habitude elle lui lançait des piques alors qu’Anna apportait elle-même les plats à leur table, qu’un critique gastronomique avait décidé de faire apparition dans sa vie. Malgré le fait qu’il soit séduisant sous ses airs sérieux, James Davenport n’était pour Anniston qu’une personne de plus à convaincre de son talent et de la qualité de son établissement. Elle ne savait pas trop comment mais au fil des semaines, des mois, elle avait commencé à le voir différemment. Il était marié mais restait avec sa femme plus par respect des années que par amour, elle n’était pas vraiment seule enchainant les relations de quelques jours avec des types pas très fréquentables, des musiciens fauchés, des artistes en mal de compréhension... Anna essayait depuis deux mil cinq de ne plus s’attacher, car les hommes finissent toujours par disparaître quand ils sont auprès d’elle... son père, David, Antoine. Tout aurait dû les séparer et pourtant, elle céda à la tentation. Une relation tumultueuse et sans issue n’allait de toute manière pas faire plus de mal qu’elle ne s’en faisait déjà... A moins que... Si au départ elle arrivait à vivre avec le fait qu’il soit marié, ça devint rapidement un obstacle. Anna ne pouvait plus se projeter dans l’avenir, elle ne pouvait plus rêver. Se marier, avoir des enfants ? C’était impossible avec ce genre de relation. La douceur de la nouveauté et la passion laissèrent place au quotidien et aux disputes. Il n’avait jamais levé la main sur elle mais une peur se développait un peu plus chaque jour en elle... Elle en était folle amoureuse mais à quel prix ?

Chapitre 7 ; Spring Garden, Alabama.
Le prix a payé avait été cher pour ne pas tomber dans la dépression. A cause de la crise, le restaurant commençait à faire petit à petit faillite. Anna avait demandé de l’aide auprès de sa mère mais celle-ci avait refusé de lui donner le moindre sentiment tant que sa fille aînée ne changerait pas de vie. Elle était au courant de sa relation avec un homme marié, elle avait plus de trente ans, n’était toujours pas posée et Joan n’aimait pas ça. Anniston avait beau lui dire que c’était sa vie, sa mère s’en fichait la comparant toujours plus à sa sœur. Anna se décida à vendre le restaurant. Un crève-cœur, Antoine ne lui aurait jamais pardonné ce geste. Elle avait pris l’argent, avait laissé un mot sur la table de la cuisine pour James. Une note de deux mots : je pars, signé d’un A. La jeune femme avait pris sa voiture et avait pris la route sans aucune idée d’où elle allait. Puis elle était tombée sur une annonce. Une recherche de chef cuisinier dans un petit restaurant, d’une petite ville... Spring Garden. L’occasion de recommencer à zéro, d’être une autre... ou de redevenir elle-même, de se retrouver.